Inde 2006 Démocratie et Suprématie

Par Rached Trimèche

Le pays qui sera, en 2030, le plus peuplé du monde avec un peu plus d’1,4 milliard d’habitants (sur les 8 milliards que comptera la planète) accapare subitement tout l’espace médiatique de la planète. Son nom dérive de la vieille version persane du mot « sindhu » ou fleuve Indus. D’autres textes préfèrent utiliser le mot « Barhat » ou « Hindustan », « terre des Hindus » en persan.

L’Union Indienne, cette république fédérale de 25 États et 7 territoires, reste membre du Commonwealth et parvient à maintenir l’équilibre entre ses ethnies et ses religions, entre autres l’islam et les 4 religions nées sur son sol : l’hindouisme, le bouddhisme, le jaïnisme et le sikhisme. La célèbre ville sainte de Bénarès, au nord du pays, reste véritablement la Mecque de l’hindouisme depuis plus de 2500 ans, accrochée à la rive ouest du Gange.

Toutefois, si elle parvient à faire cohabiter les différentes religions sur son sol, l’Inde n’a toujours pas résolu le problème du Cachemire. Cet ancien État de l’Himalaya, est en effet, depuis 1947, au cœur d’un conflit entre l’Inde et le Pakistan – toutes deux puissances nucléaires. Ce conflit, qui perdure encore de nos jours, contraint près de 10 millions de Cachemiris, à 77% musulmans, à vivre, pour ainsi dire, en otages. Il résulte de la partition de l’empire des Indes sur des bases religieuses : l’hindouisme à l’Inde et l’islam au Pakistan, qui a lui-même perdu sa partie orientale en 1971, devenue, par sécession, le Bangladesh.

 

Forte de son histoire millénaire et de sa démocratie confirmée, l’Inde se lance aujourd’hui dans une folle expansion économique. D’autant plus que le monde découvre un nouveau marché très attractif de plus d’un milliard de consommateurs, bien différent de la Chine voisine.

Les récentes visites des présidents Chirac et Bush à New Delhi sont un exemple de l’attrait indien. En particulier dans le domaine du nucléaire, l’Inde, qui n’a pas signé de traité de non-prolifération nucléaire (TNP) et qui a effectué des essais nucléaires, subit certes un boycott international de l’AIEA, mais se voit en revanche courtisée par les Etats-Unis. G. Bush peut, lui, se permettre de briser le tabou et de vendre à l’Inde de la technologie nucléaire…

 

En 2006, l’Inde achète ainsi ses usines atomiques chez les Américains, de gros avions en Europe, et s’ouvre à toutes les offres de la planète en cassant ses tarifs douaniers. Elle ambitionne de devenir le « bureau du monde », en bénéficiant des délocalisations massives des services informatiques, bancaires, actuariels, et des centres d’appels. Les conséquences économiques risquent cependant d’être dévastatrices pour le monde de l’emploi américain, à l’horizon de 2015, avec la perte de près de 2 millions d’emplois qualifiés aux Etats-Unis.

 

L’Inde a misé en particulier sur la technologie et la science. Les universités indiennes mettent chaque année sur le marché 260 000 ingénieurs avec un niveau international très satisfaisant.  Les ingénieurs informaticiens de ce pays ont carte blanche dans les grands pays industrialisés tels que les USA, le Japon ou l’Allemagne, qui leur a même proposé une « Green card » spéciale. Bill Gates, qui vient d’être confirmé, en mars 2006, 1ère fortune mondiale, profite du décalage horaire, de la haute technologie indienne et du faible coût salarial pour travailler, de nuit, de l’autre côté de la planète.

Bangalore, la capitale de l’État du Karnataka, dans le sud du pays, est devenue, à l’image de la Shanghai voisine, la capitale high-tech du pays, attirant la délocalisation des multinationales occidentales. Quelque 200 000 informaticiens travaillent dans cette nouvelle Silicon Valley indienne, qui possède une main d’œuvre abondante, qualifiée, parlant l’anglais et payée 6 fois moins qu’en Occident. Microsoft a vite été suivi par Motorola, Siemens, IBM, Texas Instruments, HP, Intel, Google et bien d’autres. La société indienne d’informatique, Infosys, symbolise le succès de Bangalore.

À Karnataka, on surnomme ces jeunes les « yippes » ou « Young Indian Professionals ». Âgés de 20 ans, ils flânent le week-end de bar en bar et se retrouvent, le lundi matin, ingénieurs informaticiens, gagnant déjà 250 US$ par mois, soit le double de leurs parents. Et plus d’un n’hésite pas à aller sextupler son salaire en Amérique ou en Allemagne.

 

Si le PNB de l’Inde reste encore le 7e du monde, sa croissance économique en revanche est une des plus rapides avec un taux de croissance d’environ 7%. En parité de pouvoir d’achat, l’Inde est classée 4e puissance économique mondiale. Les réformes économiques de la dernière décennie portent leurs fruits avec une génération d’industriels et d’entrepreneurs qui se lancent à la conquête du monde, tel le multimilliardaire Lakshmi Mittal qui voulait racheter les aciéries européennes ARCELOR (n° 2 mondial). Par ce rachat, le groupe MITTAL prévoit une production de 200 millions de tonnes d’acier par an : une suprématie totale de ce matériau stratégique ! Une OPA difficilement freinée par l’Union Européenne…

Malgré tout, l’Inde demeure un pays pauvre, avec une population à plus de 50% rurale. Le fossé se creuse entre une Inde urbaine et ouverte et une Inde rurale, traditionnelle et renfermée. Le quart de la population vit encore en dessous du seuil de pauvreté avec plus de 100 millions de personnes qui n’ont toujours pas accès à l’eau potable et 500 millions à l’électricité.

L’agriculture reste le maillon faible et nourricier de ce sous-continent et emploie toujours une grande part de la population active. Riz, blé, millet, thé, coton et canne à sucre tiennent le haut du pavé, avec le plus grand cheptel du monde en ovins et bovins. Avec les nouvelles technologies, l’Inde produit désormais assez pour satisfaire les besoins de toute sa population, qui n’a cependant encore que 610 US$ de PNB/hab./an.

 

Avec une augmentation de 20 millions d’individus par an (soit deux fois la population de la Tunisie), l’Inde deviendra, en 2030, le pays le plus peuplé du monde. Mais, contrairement à la Chine, le ralentissement de la natalité par la contraception n’est pas, dans ce pays, une contrainte, mais un choix démocratique et évite ainsi à l’Indien l’obligation chinoise de l’enfant unique. Mais si en Inde l’État ne contrôle pas la natalité, l’hindouisme, lui, domine la vie des femmes, comme nulle autre religion dans le monde. L’infanticide féminin, sous des prétextes moraux ou religieux, n’est-il pas responsable d’un déficit humain de 10 millions de femmes ?

Dans ce pays de pauvreté, les mères Teresa foisonnent et l’opium du peuple est aussi le cinéma. C’est pour la population une véritable religion, qui remplit une fonction sociale majeure. Aller voir un film relève du rite ou du pèlerinage, où la société se met en scène, désamorce violence et crise sociale au travers de fictions très codifiées. In fine l’ordre social est rétabli.

Les quelque 20 000 salles de cinéma du pays – dont certaines ont plus de 1 000 places -, sont bondées 7 jours sur 7. Le cinéma est pour ce pays le prolongement naturel des autres arts traditionnels, marionnettes, kathakali, lanternes magiques, qui en font un immense bazar d’images. Un siècle après le passage des frères Lumières à Bombay (1896), l’Inde est devenue le 1er producteur mondial de films, avec une production annuelle de près de 1 400 unités.

 

Deux géants se côtoient mais ne se ressemblent pas: l’Inde et la Chine. L’Inde a en effet sur la Chine un avantage précieux : la démocratie. Nehru a déjà prévenu, en 1936, que la démocratie sera le pont entre l’ouvrier et le paysan, et non pas l’ennemi. Depuis le 15 août 1947, jour de son indépendance, l’Inde n’a cessé de consolider sa démocratie, qui l’aidera, j’espère, à nourrir son gros milliard d’habitants, à freiner certaines ambitions belliqueuses et peut-être à servir de catalyseur et d’exemple à tout le reste de l’Asie du sud-est.

Les sages Shiva et Brahmâ valent bien une messe et sauront trouver le chemin du karma…